Plus de quinze ans que s’est éteint un cétacé, le dauphin du fleuve Yang-tsé.
Tu veux bien me dire ce que c’est maintenant le fleuve Yang-tsé sans lui ?
Et tu sais combien de gens s’en contrefichent du dauphin que je pleure ?
La terre se dépeuple au bas de mon immeuble, la jungle rétrécit aux portes de ma ville, le ciel ne s’ouvre plus aussi profond aux oiseaux.

On devrait faire des minutes de silence pour ces animaux partis trop tôt, comme on fait aux sages pour qui des chefs de nation se déplacent en grande pompe et qu’on regarde se recueillir à la télé, la cuillère à soupe levée. Moi, j’ai pleuré ce dauphin devant mon écran d’ordi toute seule. Comme j’avais pleuré le tigre de Tasmanie déjà, la roussette d’Okinawa, l’onagre de Syrie, le lion du Cap et le grizzli mexicain, tous disparus de la planète avant lui. Tu me diras que je les connais pas, c'est vrai. J’ai beau pas les connaître, j’imagine.
J’imagine combien l’hippopotame manque à l’île de Madagascar, je crains pour les tortues et les abeilles, tous futurs héros de la rubrique nécrologie. Et je me souviens des rhinocéros noirs là où j’ai grandi, en Afrique de l’ouest : ils faisaient partie du décor et voilà que le dernier, paraît-il est mort en 2011. Je l’ai même pas su. On n’en parle pas entre les pubs sur le net. Tu te rends compte, le rhinocéros, c’était aussi normal pour des enfants comme moi d’en voir que l’hirondelle au printemps chez toi.
Mon enfant peut-être n’en verra jamais. L’enfant de mon enfant sans doute n’en verra jamais. Ni des tigres de Tasmanie, ni des lions du Cap. Même l’éléphant que je côtoyais en Afrique, celui qu’a monté mon enfant en Asie, eux aussi disparaitront du paysage terrestre dans l’espace de quoi ? la durée d’une vie humaine, et je suis déjà à la moitié de l’espérance de la mienne.
Un instant j’imagine une terre inanimée flottant dans l’obscurité astrale : on en a gommé les espaces verts, c’est un monde plus gris que bleu, gris du bitume et du béton, gris du ciel de plomb que réfléchissent nos tours de verre parce que y a plus que ça à nous renvoyer, la nature nous confronte à notre propre vide intérieur. Plus de tounga, de taiga, de mangrove, de récif corallien. Si si, c’est prévu. Et moi toute seule devant la baie vitrée, à compter les oiseaux migrateurs en plein vol, ceux qui ont réussi à arriver au bout… du canon d’un connard de promeneur désoeuvré ce dimanche.

Alors je pleure le dauphin du fleuve Yang-tsé, que tu connais pas plus que moi, sûr, que t’as jamais vu parce que toi non plus t’es jamais allé là-bas ptet, mais là-bas ça touche ici, c'st à l’envers de notre endroit dans le monde où les fuseaux dessinent des zones horaires aussi artificielles que les frontières politico-géographiques. Ailleurs n’a de sens que parce qu’il y a là où nous sommes. Mais c’est partout à côté d’une espèce en train de disparaître.
Je crois qu’il n’y a que de la lumière partout qui relie toute chose, les étendues glacées sibériennes et les déserts de sel au Chili, l’herbe grasse irlandaise et le sable volcanique de la Réunion. Cette lumière, intacte, qui traverse toute chose est celle de la vie, celle qui palpite en deçà de ce décor sinistré.
Cette belle lumière irréductible brûle et rouvre, heureusement, mes yeux salés par les larmes. Et j’ai pas fini. Va falloir stocker les kleenex…
Mais la vie passera. Elle trouve toujours une voie. Je compte les oiseaux pas encore tombés. Crois-moi, mon temps libre, je vais pas le passer à remplir un caddy le matin et élire le soir miss monde sur la 6 avec mon ipad en wifi. J’emmènerai mon enfant découvrir ce qui sera bientôt recouvert. Cueillir la mangue à même l’arbre. Ecouter le chant rare des loups. Et on a encore quoi? vingt, trente ans pour nager au milieu des poissons avant qu’eux aussi ne s’effacent du décor. Alors on ira snorkler. Crois-moi on ne le fera pas qu’une fois. Parce qu’un jour, un certain jour, dont on n’aura pas été prévenus, et dont on parlera pas en rubrique nécro à la télé, ce sera la dernière.

Simplement un type comme moi maintenant surfera sur le net et lira sur un site l’info anecdotique, qu’il n’y a plus de poissons dans l’océan depuis cette année-là, où je bronzais en vacances à Maurice en famille. Alors je me dirais : « merde, j’y étais, et j’ai rien fait. » ? Hors de question ! moi, j’ai choisi, enfin je sais pas si ce sont des trucs qu’on choisit ou qui vous choisissent, ça se fait comme ça, on ne s’est juste pas posé la question : tu sens que ta place est là où ça souffre, où ça trépigne de rage pour voir l’oppresseur tomber enfin, fût-il intérieur, là où ça se relève chute après chute pour avancer quand même. Quant à moi je fais le guet aux portes du subconscient de certains spécimen d’une espèce qui me tient à cœur : elle est en voie de déshumanisation.
Espèce en danger aussi, sauf que c'est pas la faute des autres animaux si elle en est là. Elle s’y est enlisée toute seule, et on remonte les manches pour lui tendre la main dans la boue où elle patauge, mais des fois on se dit que c'est tout juste si elle le mérite. Où seras-tu, toi quand on annoncera que c'est fini, les poissons dans la mer, les loups, et les pandas etc.? De quel combat seras-tu? Ou bien auras-tu déclaré forfait comme les autres ? tous ces autres, incollables sur le petit nom de la blondasse qui présente le Jt et qui ne savent même pas comment il s’appelait ce putain de cétacé qui s’est éteint en 2007 dans un foutu fleuve du bout du monde…