Le blues du télétravail

Le 05/04/2021 0

Dans Crise psychique

A la faveur de la crise sanitaire, le télé-travail s'impose, voire se généralise. Une situation qui dure et souvent désenchante. Analyse et conseils.

Le blues du télé-travail

La blouse de travail abandonnée au vestiaire, c'est de blues qu'il se drape parfois, rentré dans ses pénates, le télétravailleur. Suivant les consignes sanitaires, il a quitté le bureau la fleur au fusil, et l'ordi de la boîte sous le bras. Un peu perplexe face à un contexte inédit de pandémie, capable de reconfigurer tout le rapport au travail de ses semblables aux quatre coins du monde, mais presque soulagé en même temps de ne plus avoir affaire jusqu'à nouvel ordre, ni aux collègues qu'il ne pouvait plus sentir, ni à l'horizon étriqué des couloirs de l'entreprise, ni à la monotonie de tâches répétitives, ni à l'amertume d'un café industriel aux aromes factices, ni aux transports en commun bondés aux heures de pointe. Enfin libre!

Et pourtant, une fois passée la griserie de l'effet "quille", dont il a goûté béatement les deux joies extrêmes ( la grasse mat et netflix) avec la jubilation de se figurer en vacances ad aeternam, pointe soudain un sentiment désagréable : de la routine ? de la frustration ? quoi, de la nostalgie ?! Non, tout de même pas! Alors que se passe-t-il ?
 

Quand le télé-travail est une épreuve

D'abord la maison, dans son agencement, n'est pas conçue pour a priori assurer les fonctions de la vie extérieure où se déroulent en temps normal les activités professionnelles. L'habitat est compartimenté de telle sorte qu'il y est inconfortable de travailler dans les mêmes conditions qu'au bureau, à moins de disposer de 400 m2 et de vivre sans devoir partager l'espace avec quiconque. Sans doute les urbanistes et architectes reçoivent désormais en cahier des charges la mission de nous concocter des dispositifs articulant mieux à l'avenir vie privée et travail, en prévision d'autres épidémies venant contracter l'activité économique et sociale de nos sociétés.

En attendant, il faut dénicher son câble d'ordi entre les couches du petit dernier et les jouets du chien sous les coussins du canapé familial, et tâcher de s'octroyer une poignée d'heures solitaires pour se concentrer sur ses mails ou sa réunion hebdomadaire en visio-conf.

A ce régime, si l'on n'y prend garde, se développent assez vite irritabilité, impatience, et un sens reptilien aigü du territoire. Et ce n'est pas tout : voilà qu'on se surprend à regretter les bons côtés du boulot en présentiel, et c'est soudain comme si le câble d'ordi, retrouvé avec soulagement, faisait office de cordon ombilical avec le milieu nourricier du travail. On se remémore tout ce qui, mine de rien, donnait un semblant d'intensité positive au contact des autres, au point qu'une sorte d'évidence finit par frapper l'esprit sidéré du télétravailleur : "la pause-café, c'est le meilleur moment de la journée de travail" !

 

En fait, cela a du sens de côtoyer ses semblables via son activité professionnelle. Sur le plan psychique, cela apporte quelque chose d'échanger avec les collègues qu'on croise dans le couloir le matin à la bourre, même celui qui arrive chaque lundi en sentant le gigot à l'ail du dimanche, cela participe à l'élaboration d'un ancrage dans des repères familiers. Et puis cela nous fait vibrer, l'espoir de descendre en ascenseur avec la stagiaire de la compta à midi, ou les fous rires au distributeur de glucose en barres. Et on aime tous ces " à demain" lancés joyeusement en quittant le parc à vélos quand le printemps rallonge enfin les soirées après le boulot, et autres "bon week-end!" relayés à la cantonnade qui rappellent aux plus sceptiques qu'il y a une vie après le vendredi... On a beau dire sur la déshumanisation de nos sociétés, il reste encore de belles façons de tisser du lien sur son lieu de travail, du seul fait qu'il en reste la possibilité, physique et matérielle. Sans contact, que nenni : la solitude du télé-travail rend parfois neurasthénique car tout simplement frustré.

Que cette nourriture psychique existe, fût-ce contre tout attente, il est important de le savoir pour ne pas s'étonner ni s'inquiéter si on ressent de la tristesse au fil du temps, loin de son lieu de travail, voire de la déprime. Cela arrive à des gens très bien, c'est une réaction normale : on a été coupé de sources d'équilibre, peut-être insoupçonnées mais bien efficientes. Aussi convient-il d'identifier lesquelles pour commencer : se déplacer pour se rendre au travail, cela compte déjà, c'est sortir, c'est se proposer une vie en dehors de celle qu'on mène sur le plan privé, familial en particulier. On peut voir dans cette parenthèse à la vie privée un élément utile au psychisme.
 

Que faire ?

Cela se produit certes lorsque le métier qu'on exerce permet de se réaliser, qu'on y épanouit une facette essentielle de sa personnalité. Mais tout le monde connaît aussi un collègue qui fait tout pour ne pas rentrer chez lui après le boulot, ou le plus tard possible, assurant le fonds de commerce des bars -quand ils étaient ouverts.  Pourquoi ? Parfois, aller au travail constitue une soupape dont on dépend, pour respirer un air moins toxique qu'à la maison, et c'est là une réalité non-négligeable pour nombre d'individus. Si on se trouve privé d'une échappatoire quelle qu'elle soit qui permettait de tenir psychiquement sans péter un câble, que faire ? Sans doute accepter de regarder en face le rapport qu'on entretient avec sa vie privée : l'a-t-on désinvestie ? pourquoi? comment est-ce arrivé? que va-t-on faire de ce choix de vie ou de partenaire de vie, s'il n'est plus approprié? Autant de questions délicates auxquelles d'aucuns préfèraient le déni, et le bar jusqu'à ce qu'il ferme, mais qui actuellement harcèlent les consciences de télé-travailleurs dépités, quand il ne s'agit pas pour eux de se rendre compte que, de façon pathologique, aller au travail satisfaisait un besoin pervers de contrôle, en entretenant des jeux de pouvoir : que faire de ce petit chef hargneux qui se défoulait sur ses souffre-douleur mais se trouve bien en peine de la ramener devant bobonne, maintenant qu'il est assigné à domicile par les consignes sanitaires ? Le soigner, peut-être, tiens ?

 

Bref, à chacun son message personnel derrière l'inconfort et les frustrations du télétravail. Ensuite, de deux choses l'une, soit on peut améliorer la situation qui s'avère problématique à la faveur des consignes sanitaires, soit non. Dans le second cas, s'il est impossible de poser des actes concrets pour forger une nouvelle vie plus en accord avec des besoins avérés profonds, on peut néanmoins se proposer d'être inventif pour aménager le privé et le professionnel au moins provisoirement.

Voici quelques pistes pour pallier à la situation critique : si ce sont les échanges qui manquent, appeler les amis même lointains, tenter des rencontres sélectives sur les réseaux sociaux, intégrer des associations qui oeuvrent encore, en virtuel s'il faut; si c'est le travail qui ne procure plus de sentiment de réalisation, chercher à l'exercer avec des variantes (un professeur peut publier des articles en attendant de transmettre son savoir en présentiel à ses étudiants par exemple).

Bref, le moment est peut-être venu d'un check-up sur un chapitre souvent renié de nos bilans de compétence ordinaires : où en est-on de notre rapport au travail et de notre rapport à la vie privée ? Vous avez 4 heures plusieurs semaines. Bon travail... sur vous!

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